Le Régent Paraïta est nommé Chevalier de la Légion d’Honneur
Cette lettre manuscrite d’une page est conservée dans un des recueils de la Correspondance du Ministre Secrétaire d’État de la Marine et des Colonies au Gouverneur des Établissements français de l’Océanie. Le Ministre était alors le baron de Mackau, Vice-Amiral, Pair de France.
Cette lettre est datée du 16 novembre 1846. Elle est arrivée à Tahiti le 25 novembre 1847 par le navire Étoile du Matin. En novembre 1846, Bruat n’était plus, officiellement en France, le Gouverneur des établissements français dans l’Océanie. En effet, le Roi avait nommé à sa place, le 6 septembre, le capitaine de vaisseau Lavaud. Mais il va rester en place jusqu’à l’arrivée de ce dernier à Tahiti le 22 mai 1847. La lettre s’adressait donc à Lavaud. Elle l’informait d’un prochain envoi de médailles “pour les divers chefs dont M. Bruat a signalé, dans ses derniers rapports, la bravoure et les fidèles services“.
En plus de ces “médailles d’honneur en or“, il y avait la Légion d’honneur pour le Régent Paraïta.
Qu’avait donc fait celui-ci pour recevoir cette récompense ?
Paraita (1787-1865) avait été, avec Utami, Hitoti et Tati (et également Paofai, malgré son absence lors de la rédaction du texte), signataire de la sollicitation du protectorat de la France le 9 septembre 1842. À cette date figurait déjà le titre de régent à côté de sa signature.
Après le désaveu du Roi Louis-Philippe concernant l’annexion du royaume de Pomare IV prononcée par Du Petit-Thouars, le protectorat fut rétabli par l’amiral Hamelin le 7 janvier 1845. Paraita redevint Régent. Pendant tout le temps du conflit qui opposa les soldats français aux Tahitiens qui soutenaient la Reine et le “parti anglais”, Paraita resta partisan de la France. On l’a vu combattre avec des volontaires tahitiens de 1844 à 1846.
En reconnaissance des services qu’il a rendus à la France, Bruat a donc demandé que la Légion d’honneur lui soit décernée. Un peu plus tard, en 1847, il écrivait à son propos : « D’accord avec Tati, Hitoti et Utami, il fut le premier à demander notre intervention et, depuis telle époque, son courage politique n’a jamais failli. […] Il exerce une grande influence sur toute l’île. […] Sous une enveloppe qui paraît lourde, il a de la finesse, du jugement et beaucoup d’esprit de conduite. On lui reproche de défendre ses intérêts avec trop d’acharnement. La Reine le craint »[1].
Vers 1853, il est ainsi décrit : « Ce fonctionnaire jouit, aujourd’hui, d’une influence énorme, qu’il étend tous les jours, avec une habileté et un esprit de suite qu’on ne reconnaît qu’à la longue. Très dévoué au gouvernement du Protectorat dont il est un des fondateurs et sait que la retraite des Français serait non une cause de ruine, car il est assez rusé pour en conjurer les conséquences, mais causerait un ébranlement, qu’il redoute. Malgré l’obésité de l’enveloppe, c’est, peut-être, l’un des esprits les plus déliés qu’il y ait parmi les Indiens. On peut lui confier certaines missions délicates. Son dévouement et son habileté les font obtenir. Son principal défaut est la rapacité, mais il sait néanmoins être généreux, au besoin. Sa nature et ses fonctions en font un antagoniste, presque naturel, de la Reine à qui il fait contrepoids. Paraita n’a pas de brillantes qualités, il est peu apte à parler en public».[2]“
Malgré ces appréciations assez élogieuses quant à son rôle politique, le personnage était perçu plutôt négativement en France. Dans le journal Le Constitutionnel n° 320 du 15 novembre 1846, on pouvait lire, à propos de la décoration qui lui a été accordée : « […] Telle est cependant la puissance des souvenirs qui s’attachent à la Légion-d’Honneur, que nos soldats et nos officiers se croient noblement récompensés de leur bravoure, lorsqu’ils obtiennent la croix. Quelques décorations bien méritées ont été données à Taïti, par exemple. Mais était-il bien sérieux et bien intelligent d’enrôler dans la Légion-d’Honneur ce mannequin nommé Paraïta, que nous avons honoré du nom de régent, et dont les fonctions et la liste civile consistent principalement dans le monopole du blanchissage ? Ne pouvait-on récompenser ses services autrement que par la croix d’honneur ? Voici ce que nous écrivait l’année dernière notre correspondant de Taïti[3] : On a établi à Taïti un mannequin décoré du titre de régent, sous le nom de Paraïta. Ce vieux chef touche une pension de 5 à 6 000 fr. Or, comme il est très économe, il a cherché à augmenter son revenu par une petite industrie qui ne laisse pas que d’être fort lucrative. Ce haut et puissant seigneur coule la lessive deux fois par semaine, et profite de sa haute position sociale pour accaparer la clientèle des officiers de la marine royale, à qui il ne manque jamais d’aller rendre visite à leur arrivée en rade ; puis, les premiers complimens terminés, il fait un paquet du linge sale de tout l’état-major, qu’il emporte chez lui, et qu’il lave ensuite en famille. J’ai eu l’honneur de la lessive, dont le prix est invariablement fixé comme il suit : 5 fr., ou une piastre pour douze pièces indistinctement. – Nota. Vous fournissez le savon ; on ne répond pas des pièces égarées.»
Cet article malveillant éclaire bien le décalage entre la réalité polynésienne et la vision que s’en fait une certaine “élite” parisienne, plus prompte à démolir qu’à chercher à comprendre l’Indigène du bout du monde, habile profiteur d’un système qui lui a été imposé.
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