Quatre lettres de Paul Huguenin à Eugène Caillot 1912 / 1918
Paul Huguenin (1870-1919) et son épouse séjournèrent dans les É.F.O. de 1896 à 1899. De nationalité suisse, ils œuvrèrent dans l’enseignement protestant à Raiatea. C’est l’état de santé de Paul qui les firent revenir en Europe. En 1902, il publia Raiatea la sacrée, puis, en 1912, Aux Îles enchanteresses.
Eugène Caillot (1866-1938) était musicien, voyageur et historien de la Polynésie. Il fit deux séjours dans les É.F.O. : en 1900 et en 1912-1913. Il publia en 1909 Les Polynésiens au contact de la civilisation, et en 1910 Histoire de la Polynésie orientale, puis trois autres ouvrages en 1914 et 1932.
Il est probable que c’est par la lecture de leurs ouvrages qu’ils furent amenés à entrer en communication. Il semble que leur relation soit restée épistolaire.
Les trois premières lettres sont datées de 1912 et envoyées de La Tour-de-Peilz (ville de Suisse, canton de Vaud, près du lac Léman) où leur auteur résidait.
La première, du 4 février 1912, nous apprend que Huguenin était au courant du départ prochain pour les É.F.O. de celui qu’il qualifie “d’explorateur“. Il espère que sa lettre arrivera avant son départ. Il annonce qu’il a l’intention de publier « a traduction illustrée d’un récit de voyages et d’aventures d’un Américain aux Îles Marquises en 1842 » et il demande à Caillot si celui-ci pourrait « (lui) communiquer les photographies (qu’il a) prises aux Îles Marquises et à quelles conditions ? »
Le 26 février, il écrit à nouveau à Caillot, qui a répondu à la première lettre le 15 février « la veille de votre départ ». Sachant son correspondant parti de France, il lui adresse ce courrier à Papeete, en « poste restante », en précisant « via New-York et San Francisco ». Au dos de l’enveloppe apparaissent les tampons postaux de ces deux villes : New-York le 6 mars, et San Francisco le 10 mars.
« Je ne sais pas si ces quelques renseignements pourront vous être de quelque utilité », précise-t-il. En fait, sur quatre pages, Huguenin évoque ses souvenirs et énumère un grand nombre de ceux qu’il a connus. « Je vous serais infiniment reconnaissant, cher Monsieur, si vous consacriez quelques jours à voir mes fetii, et spécialement mon fils adoptif, Riti tane, fils de Taumihau ». Il lui en demande même une photo. Il lui recommande plusieurs personnes : les deux demoiselles Bouzet, « femmes de grand savoir, munies de nombreux brevets, décorées des palmes académiques, qui dirigent avec un dévouement magnifique les Écoles françaises indigènes de Papeete », la famille Goupil, le Procureur de la République Charlier… Par contre, il faut qu’il se méfie des frères Gooding, du Sieur Brunel, le missionnaire protestant d’Uturoa, « qui surveille jalousement les indigènes ». En règle générale, il le met en garde : « En ces lieux retirés, il faut être prudent et se défier plutôt que de se confier ». Il termine en exprimant le plaisir qu’il aura à lire « les beaux ouvrages que vous nous donnerez ».
La troisième lettre est daté du 31 juillet, postée le même jour. On apprend d’abord qu’une lettre de Caillot postée à Papeete le 18 avril est parvenue à Huguenin le 30 mai. L’explorateur lui a annoncé qu’il se rend à Mangareva pour six ou huit mois. « J’espère que les bons Pères ne vous auront pas causé d’ennuis pendant votre séjour aux Gambier et que vous aurez réussi pleinement dans la mission scientifique que vous vous êtes imposée ». » Pour lui être utile dans ses recherches ethnographiques, Huguenin dresse à nouveau la liste de ceux qu’il connaît à Raiatea. C’est un prétexte pour évoquer ces gens qui lui sont chers, en premier son « fetii Taumihau tane, un homme serviable, dévoué et désintéressé, le père de mon enfant adoptif Riti-tane ». Il demande des nouvelles d’une douzaine de personnes. « Je me demande si les enfants de Raiatea chantent encore les quatre-vingt et quelques chants, chansons, couplets que madame Huguenin leur avait appris. De notre temps on n’entendait dans la brousse que “Montagnes Pyrénées“, “Allons enfants de la Patrie“ etc, etc. » Il lui en demande « quelques bons clichés, même de petites photographies 6 1/2 x 9 ».
Caillot a proposé d’apporter à Raiatea des cadeaux qu’Huguenin pourrait envoyer de Suisse à ses fetii. Il le remercie. « Pour ne pas faire de jaloux, il faudrait que j’expédie un vrai bazar dans une caisse par Bordeaux. C’est trop compliqué. J’aime mieux attendre d’y aller moi-même.»
On apprend qu’il a en projet de faire le tour du monde avec un de ses amis qui a déposé « plusieurs brevets d’invention, entre autres pour des appareils électro-médicaux […] et que je m’occupe de lancer sans pour cela abandonner la peinture ». Ce serait une tournée promotionnelle, aux États-Unis et au Japon entre autres, avec un séjour de quelques mois à Tahiti et à Raiatea. Il emporterait son matériel de peinture, un appareil photographique, « un appareil enregistreur de cinématographe et un graphophone pour tâcher de fixer définitivement et de sauver de l’éternel oubli ce qu’il y a encore d’original parmi les mœurs de ce beau peuple qu’on “civilise“ à tour de bras, ce qui est un grand malheur à mon humble avis ».
Enfin il espère recevoir encore des nouvelles de lui dans l’année.
Il est probable que le manque de moyens et la guerre n’ont pas permis la réalisation de son rêve de voyage.
La quatrième lettre est datée du 27 novembre 1918. Elle est postée le même jour et adressée à Monsieur Eugène Caillot, 8 Rue de Turenne, Paris. Au dos de l’enveloppe, l’expéditeur ajoute à son nom « Artiste-Peintre ». Paul Huguenin écrit de son lit dans l’Hopital cantonal de Lausanne. Il remercie son correspondant de lui avoir envoyé son dernier ouvrage Mythes, Légendes et Traditions des Polynésiens, qu’il a reçu « au surlendemain d’une opération douloureuse et bien réussie, et comme je dois garder le lit ici pour dix jours encore, la lecture de votre œuvre me procure les plus beaux moments en me faisant pour ainsi dire revivre au milieu de mes chers Tahitiens ». Il annonce qu’il en fera le compte rendu dans le prochain bulletin de la Société neuchâteloise de Géographie. Il aimerait recevoir l’ouvrage Épisodes d’un voyage autour du monde (1899-1903), lui proposant en échange son livre Aux Îles enchanteresses. Il lui propose ses services : « Si jamais vous avez besoin d’un dessinateur pour illustrer vos futurs ouvrages, je serais charmé d’être votre homme ».
Mais ce nostalgique des îles du Pacifique sud est gravement malade. Il meurt chez lui le 11 mai 1919. Dans l’édition de 2011 de Aux Îles enchanteresses[1], il est dit (en note de l’éditeur) : « D’après un témoignage familial, Paul Huguenin avait ramené des îles une blessure à un pied causée par un poisson volant. Cette blessure, jamais guérie, a fini par donner un cancer mortel […] » ».
[1] Paul Huguenin, Aux Îles enchanteresses sous le vent de Tahiti, Haere Po, 2011
Fonds Agostini
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